« Je regrette d’avoir tant pleuré ! se disait Alice en nageant et en s’efforçant de gagner la rive. Me noyer dans mes propres larmes, voilà bien ce qui me pend au nez. Un accident bizarre en vérité ! Mais tout est bizarre, aujourd’hui. »
Alice au pays des merveilles – Lewis Carroll
Récemment, j’ai écrit trois articles : le syndrome de Peter Pan, celui de Wendy et celui de la fée Clochette.
Ce n’est pas parce que ces syndromes ont été « crées » par analogies, afin de caractériser certains comportements, que tous les personnages de contes ou de fictions doivent être utilisés pour une raison à visée plus ou mois psycho-explicative d’une personnalité ou d’un ensemble de comportements.
Ainsi de Alice au pays des merveilles.
On pourrait facilement créer un syndrome Alice – enfant-adulte vivant, un peu comme Peter Pan, dans un monde créé de toute pièce, jouant et se jouant des miroirs (transferts et contre-transferts ?), transformant de manière irrationnelle sa réalité pour l’adapter à son imaginaire et se l’approprier, ou s’y perdre. La Reine de coeur serait alors tantôt soit l’image maternelle archaïque, soit l’autorité punitive et contrôlante. La fête de non anniversaire, quoi d’autre si ce n’est le refus de voir le temps passer, ou encore le refus (symbolique) de l’existence de l’enfant, niée par la négation même de son anniversaire ? Et quant au chat du Cheshire, la conscience, l’inconscient, ou même le subconscient, indiquant tour à tour mais de façon hasardeuse plusieurs chemins à prendre au risque de s’y perdre, et d’y perdre la raison… et de fait de tomber dans une psychose schizophrène ou générant des dissonances cognitives.
Sauf que le syndrome d’Alice au pays des merveilles existe. Qu’il a été clairement déterminé. Et nommé ainsi par John Todd, psychiatre britannique, en 1955.
N’ayant pas la prétention d’écrire ou de réécrire ce que plus spécialiste que moi a pu dire auparavant, je vous renvoie à la lecture de cet article de Marc Gozlan, journaliste à Sciences et Avenir : L’étrange syndrome d’Alice au pays des merveilles.
L’histoire est celle d’une petite fille de 5 ans qui a ressenti à plusieurs reprises durant des mois d’étranges symptômes que bon nombre d’entre nous auraient sans doute eu bien du mal au prendre au sérieux. Elle est rapportée dans le numéro de mars 2016 de la revue espagnole Revista de neurologia.
Cette fillette a tendance à ressentir des maux de tête provoqués par le froid, comme sa tante maternelle qui présente une migraine avec ce même facteur déclenchant. Cette dernière et sa grand-mère maternelle font des crises migraineuses qui s’accompagnent de troubles de la vue, ce que les neurologues appellent une migraine avec aura visuelle.
Tout commence lorsque la fillette éprouve des difficultés à déglutir. « Je veux manger, mais quand j’essaye d’avaler, ma gorge n’obéit pas à ma tête et je ne peux pas le faire. C’est comme si j’avais oublié, je ne sais pas comment faire », déclare-t-elle. Ce trouble survient trois jours avant qu’elle se plaigne de maux de tête (céphalées frontales) d’intensité modérée et décrive des scènes de terreur associées à l’étrange sensation que les objets paraissent plus gros qu’ils ne le sont. « Il y a deux gros visages avec des yeux noirs très grands qui bougent devant moi et s’approchent. Toute la chambre est très grande, bien plus qu’elle ne devrait l’être. »
Le lendemain, elle continue à voir les objets plus gros qu’ils ne sont réellement (macropsie), plus de cinq fois par jour, pendant moins de cinq minutes. Le soir même, elle commence à avoir mal à la gorge et a une fièvre à 38,7 °C. Un médecin constate la présence de ganglions dans le cou. Un test de détection rapide sur le prélèvement de gorge permet de poser le diagnostic d’angine à streptocoque bêta-hémolytique du groupe A. Un traitement antibiotique par amoxicilline est prescrit. Trois jours plus tard, l’impression de voir les choses beaucoup plus grosses qu’elles ne le sont persiste. L’enfant présente également des illusions visuelles portant sur la forme et la taille des objets ou des personnes, ce que les spécialistes appellent une métamorphopsie. « Maman, tu est tellement drôle avec une si grosse tête », déclare alors la fillette. Elle ne tarde pas à être examinée par un ophtalmologiste à qui elle déclare que « voir des choses comme ça était amusant ». L’examen ophtalmologique est normal, mais l’enfant continue de présenter ces curieuses illusions visuelles (macropsie et métamorphospie). La fillette déclare : « Je vois la télé penchée vers la droite. Elle bouge très vite de haut en bas, comme s’il y avait plusieurs télés. » Elle présente ce que les neurologues appellent une palinopsie, autrement dit une distorsion des objets dans l’espace ainsi qu’une persistance anormale ou une réapparition de l’image fixée après disparition du stimulus. Compte tenu de la persistance de ces bizarreries visuelles, la jeune enfant est examinée aux urgences pédiatriques d’un autre hôpital où un examen neurologique approfondi est pratiqué. Il ne montre pourtant rien d’anormal. En particulier, l’électroencéphalogramme (ECG) ne montre pas de signes d’épilepsie locale ou généralisée. Les différentes illusions visuelles vont cependant persister quatre semaines.
Deux mois s’écoulent avant que l’enfant éprouve une nouvelle sensation : une déréalisation, à savoir une impression d’étrangeté touchant la perception du monde environnant. « Nous sommes dans un rêve ou est-ce que cela se passe vraiment ? », demande alors la petite fille. Deux jours passent avant que la fillette ne présente une fièvre à 38,5 °C, une nouvelle fois associée à une pharyngite streptococcique. Un traitement par amoxicilline est de nouveau instauré. L’enfant déclare à nouveau avoir la sensation de voir des objets plus gros qu’ils ne sont en réalité, cette fois dans la pénombre ou dans l’obscurité : « Quand je regarde vers le bas, je vois mes pieds qui sont devenus tout petits et ils ont l’air très loin. » Ces symptômes témoignent d’une distorsion visuelle de la taille du corps qui paraît plus petit qu’il ne l’est (microsomatognosie) ainsi que d’une sensation que les objets apparaissent beaucoup plus loin qu’ils ne sont réellement (téléopsie).
Trois plus mois tard, un nouvel épisode survient, les objets semblant soit plus gros, soit plus petits qu’ils ne le sont. « Le petit gâteau que j’ai dans la main droite est grand, et celui de la main gauche, petit ; si je les échange, ils gardent la même taille », déclare la petite fille. Un quatrième épisode a lieu trois mois plus tard, mêlant illusions visuelles de forme, de taille, de distance et de déplacement des objets. « Je revois les yeux noirs dans les gros visages, et quand j’ai regardé tout autour, la chambre était immense et le store montait et descendait sans s’arrêter. Maman, toute la cuisine est très grande et tu parais être très loin », déclare l’enfant. Cette fois encore, les troubles sont survenus 4 à 5 jours avant qu’apparaisse une pharyngite aiguë dont les symptômes devaient spontanément disparaître en moins d’une semaine. Enfin, un 5e épisode apparaît deux mois plus tard. Il débute par des symptômes sensoriels au niveau des membres inférieurs. La jeune enfant déclare alors : « Je sais que mes jambes sont ici car je les vois et les touche, mais j’ai comme la sensation qu’elles n’y sont pas, j’ai du mal à les bouger. » Le lendemain, elle se plaint de maux de tête, a mal à la gorge, a de nouveau l’étrange sensation de voir les objets plus petits ou plus grands qu’ils ne sont en réalité. Elle éprouve aussi de curieuses sensations corporelles. « Encore une fois j’ai du mal à sentir mes jambes, je sens juste que le centre de ma jambe gauche bombe vers l’intérieur à chaque battement. » Dans la soirée, sa température corporelle est de 38,4 °C et elle a du mal à avaler. Le test de détection rapide d’une angine streptococcique est à nouveau positif. Un traitement par pénicilline est mis en route.
Mais quelle est donc cette étrange pathologie, associée à une pharyngite récidivante, dont a souffert cette fillette à raison de cinq épisodes en l’espace de 9 mois ? Il s’agit de ce que les neurologues appellent un « syndrome d’Alice aux pays des merveilles » (SAPM). Il provoque chez la jeune personne qui en est atteinte l’étrange sensation d’une transformation corporelle. Cette entité clinique est caractérisée par une combinaison d’hallucinations visuelles, d’anomalies de l’image du corps et une distorsion de l’espace et du temps, souvent associée à des céphalées. Pour ce qui concerne la fillette dont je décris l’histoire clinique, le diagnostic de SAPM fut porté lors du second épisode. L’apparition de ce syndrome a précédé à plusieurs reprises les manifestations d’une angine (pharyngo-amygdalite) streptococcique. Le cas rapporté par le Pr Sonia Liébana (Madrid) est d’autant plus remarquable qu’il concerne un SAPM à rechute. A ce jour, un seul cas de SAPM lié à une infection avec rechute à 11 mois avait été décrit dans la littérature médicale.
Très rare chez l’adulte, le SAPM survient principalement dans la migraine et l’épilepsie. D’autres causes ont été décrites : consommation de drogues hallucinogènes (LSD) ou de médicaments psychotropes, tumeur cérébrale, encéphalites virales, schizophrénie, infection au virus Epstein-Barr (EBV) ou affection fébrile. Les symptômes empruntent donc beaucoup au fantastique. Le patient peut avoir l’impression étrange que son corps se déforme. Il peut ainsi voir ses bras s’allonger démesurément jusqu’à toucher le plafond. Lors d’un autre épisode, il peut avoir la vision que ses pieds deviennent énormes, plus grands que le reste du corps. Récemment, des médecins français ont rapporté le cas d’une femme de 37 ans. Migraineuse depuis la puberté, elle a présenté un SAPM après un accouchement. Les troubles précédaient les maux de tête. « La patiente sentait ses quatre membres s’allonger de façon bilatérale et symétrique et son tronc s’agrandir pour la rendre plus droite et comme ’’parée d’une grande traîne’’. Debout, elle percevait le contact du sol comme lointain et feutré et avait la sensation d’une démarche aérienne, pleine d’aisance, ou ’’comme sur des échasses’’. Elle avait l’impression, ressentie comme agréable, de dominer les autres, non seulement par sa taille physique mais également par un grand bien-être intérieur », décrivaient dans la Revue Neurologique les neurologues et neuropsychologues de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris) et Henri-Mondor (Créteil). Ces sensations duraient environ trente minutes et s’estompaient ensuite pour laisser place à de violents maux de tête avec nausées, qui contraignaient la patiente à s’isoler et à s’aliter.
SAPM : première description en 1952
Les premiers cas d’« hallucinations touchant l’image corporelle, de distorsions de taille et de forme du corps entier ou de parties du corps » ont été rapportés chez des patients migraineux en 1952. Il est alors fait référence à Lewis Carroll, ou plus précisément à Charles Lutwidge Dodgson, professeur de mathématiques à Oxford et auteur d’Alice au pays des Merveilles (1865), lui-même migraineux. On sait qu’Alice expérimente des transformations corporelles d’agrandissement ou de rétrécissement. Quelques années plus tard, en 1955, John Todd, psychiatre britannique au High Royds Hospital à Menston (West Yorkshire) donne le nom de syndrome d’Alice au pays des merveilles (SAPM) à ces modifications corporelles transitoires. En 2002, les manifestations cliniques du SAPM sont classées en deux groupes : d’une part, les symptômes « obligatoires », que constituent les perturbations du schéma corporel ressenties par le patient, d’autre part, des symptômes « facultatifs », comme une déréalisation, une altération de l’écoulement du temps, des illusions visuelles sur la taille, la forme, la distance des objets.
Les territoires du cortex cérébral et mécanismes neuronaux impliqués dans la survenue du syndrome d’Alice au pays des merveilles ne sont pas connus avec certitude. Quelques travaux menés chez des enfants à la phase aiguë d’un SPAM avec illusions visuelles (mais sans transformation du schéma corporel) semblent indiquer un défaut de perfusion cérébrale dans des régions postérieures proches du cortex visuel. Une étude chez une fillette de 7 ans présentant des distorsions de l’image corporelle ainsi que de la taille, la forme et l’emplacement dans l’espace des objets a montré une hypoperfusion de la région frontale droite et de région droite fronto-pariétale. Par ailleurs, des études ont été menées chez des patients épileptiques. La stimulation électrique de certaines régions a ainsi provoqué des illusions visuelles de transformation des membres (allongement et raccourcissement des jambes ou des bras), des sensations de déplacement du corps, en entier ou en parties, voire des phénomènes de « sortie de corps ». La jonction avec le lobe temporal et le lobe pariétal droit semble être une structure essentielle pour la perception de soi et l’unité spatiale du corps physique. Au total, un faisceau d’arguments semble indiquer que les troubles du schéma corporel observés dans le SAPM résultent d’une perturbation des aires somato-sensorielles associatives du cortex pariétal (recevant des informations provenant de la surface du corps) et de la jonction temporo-pariétale.
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